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Stu était
assis à côté du lit de Fran quand George Richardson et Dan Lathrop entrèrent. Fran
prit aussitôt la main de Stu et la serra très fort. Son visage était devenu
absolument rigide et, en l’espace d’un instant, Stu vit à quoi elle
ressemblerait lorsqu’elle serait vieille. Un moment, il crut voir mère Abigaël.
– Stu, dit George, j’ai
appris que tu étais rentré. C’est un miracle. Tu ne peux pas savoir comme je
suis content de te voir. Moi et les autres.
George lui serra la main, puis
lui présenta Dan Lathrop.
– Nous avons entendu dire qu’il
y a eu une explosion à Las Vegas, dit Dan. Est-ce que vous l’avez vue ?
– Oui.
– Ici, les gens pensent que
c’était une explosion nucléaire. C’est vrai ?
– Oui.
George hocha la tête, puis sembla
vouloir changer de sujet et se tourna vers Fran.
– Et comment ça va ?
– Pas trop mal. Je suis si
contente d’avoir retrouvé Stu. Et le bébé ?
– C’est en fait pour cela
que nous sommes venus, répondit Lathrop.
– Il est mort ?
George et Dan échangèrent un
regard.
– Frannie, je voudrais que
vous écoutiez très attentivement et que vous compreniez bien ce que je vais
dire.
– S’il est mort, dites-le-moi
tout de suite ! lança Fran d’une voix détachée, au bord de l’hystérie
peut-être.
– Fran…, dit Stu.
– Peter semble aller mieux, reprit
Dan Lathrop d’une voix très douce.
Il y eut un moment de silence
dans la chambre. Fran, son visage ovale très pâle sous la masse châtain de ses
cheveux étalés sur l’oreiller regarda Dan comme s’il avait perdu la tête. Quelqu’un
– Laurie Constable ou Marcy Spruce – jeta un coup d’œil dans la chambre et
poursuivit son chemin. Un moment que Stu n’allait jamais oublier.
– Comment ? murmura
enfin Fran.
Il ne faut pas trop espérer, précisa
George.
– Vous dites… qu’il va mieux ?
Fran était absolument hébétée. Jusqu’à
ce moment, elle ne s’était pas rendu compte à quel point elle s’était résignée
à la mort de son enfant.
– Dan et moi, nous avons vu
des milliers de cas pendant l’épidémie, Fran… Tu remarques que je ne dis pas « traité »,
parce que je ne pense pas que nous ayons modifié d’un iota le cours de la
maladie. Exact, Dan ?
– Oui.
Cette petite ride volontaire que
Stu avait remarquée pour la première fois dans le New Hampshire quelques heures
après avoir fait sa connaissance apparut de nouveau sur le front de Fran :
– Vous voulez bien cesser de
tourner autour du pot, s’il vous plaît ?
– Je ne demande pas mieux, mais
je dois être prudent, et je vais être prudent, répondit George. Nous
sommes en train de parler de la vie de ton fils, et je ne vais pas te laisser
me forcer la main. Je veux que tu comprennes ce que nous pensons. Le Grand
Voyage était une grippe à antigène mutant, c’est ce que nous croyons à présent.
Chaque sorte de grippe – je parle de l’ancienne grippe – possède un antigène
différent ; c’est pour cette raison qu’on la voit revenir tous les deux ou
trois ans, malgré les vaccins. Supposons qu’il y ait une épidémie de grippe A, la
grippe de Hong Kong ; vous vous faites vacciner contre cette variété ;
deux ans plus tard, une grippe de type B se présente et vous tombez malade, sauf
si vous vous faites donner un autre vaccin.
– Mais vous finissiez par
guérir quand même, continua Dan, parce que votre organisme produisait ses
propres anticorps. Il s’adaptait à la grippe. Avec le Grand Voyage, c’est la
grippe elle-même qui changeait chaque fois que votre organisme se mettait en
position de défense. À cet égard, elle était plus semblable au virus du sida
que les variétés ordinaires de grippe que nos organismes avaient l’habitude de
combattre. Et comme avec le sida, elle changeait de forme jusqu’à ce que l’organisme
s’épuise complètement. Le résultat était inévitablement la mort.
– Mais alors, pourquoi ne l’avons-nous
pas attrapée ? demanda Stu.
– Nous ne le savons pas, répondit
George. Et il est probable que nous ne le saurons jamais. La seule chose dont
nous puissions être sûrs c’est que les immunisés n’ont pas attrapé la maladie
pour ensuite en venir à bout ; ils ne l’ont tout simplement jamais
attrapée. Ce qui nous ramène à Peter. Dan ?
– Oui. Avec le Grand Voyage,
tous les malades semblaient presque aller mieux, mais ils ne se rétablissaient
jamais complètement. Ce bébé, Peter, est tombé malade quarante-huit
heures après sa naissance. Il ne fait absolument aucun doute qu’il s’agissait
du Grand Voyage – les symptômes étaient parfaitement classiques. Mais les taches
sous la mâchoire, que George et moi avions pris l’habitude d’associer au quatrième
et dernier stade de la super-grippe – ces taches ne sont jamais apparues.
D’autre part, ses périodes de rémission se sont faites de plus en plus longues.
– Je ne comprends pas, dit
Fran. Qu’est-ce que…
– Chaque fois que la grippe
change de forme, Peter s’adapte aussitôt, expliqua George. Il est encore
techniquement possible qu’il fasse une rechute mais il est clair qu’il n’est
jamais entré dans la phase finale. En fait, il semble être en train de s’en
tirer.
Un moment, ce fut le silence
total.
– Fran, reprit Dan, vous
avez transmis à votre enfant une immunité partielle. Il a attrapé la maladie, mais
nous pensons qu’il est capable de la combattre. Nous supposons que les jumeaux
de Mme Wentworth avaient la même capacité, mais la situation leur était beaucoup
moins favorable – et je continue de croire qu’ils ne sont peut-être pas morts
de la super-grippe, mais de complications provoquées par la super-grippe. La
distinction paraît sans doute minime, je sais, mais elle est cruciale.
– Et les autres femmes qui
sont enceintes d’hommes qui n’étaient pas immunisés ? demanda Stu.
– Nous croyons qu’elles
verront leurs bébés traverser la même expérience pénible, répondit George, et
certains enfants mourront peut-être – Peter a frôlé la mort de près, et il
pourrait encore le faire. Mais très bientôt, nous atteindrons le point où tous
les fœtus de la Zone libre – du monde – seront le produit de deux
parents immunisés. Il est toujours hasardeux de faire des prédictions, mais je
serais quand même prêt à parier que, lorsqu’il en sera ainsi, la balle sera de
nouveau dans notre camp. En attendant, il va falloir suivre Peter de très près.
– Et nous ne serons pas
seuls à le suivre, si c’est une consolation supplémentaire, ajouta Dan. Car
Peter appartient à toute la Zone libre désormais.
– Je veux tout simplement qu’il
vive, parce que c’est mon bébé et que je l’aime, murmura Fran. C’est lui qui me
rattache à l’ancien monde, ajouta-t-elle en se tournant vers Stu. Il ressemble
plus à Jess qu’à moi, et j’en suis heureuse. Ça me paraît juste. Tu comprends, mon
amour ?
Stu hocha la tête et une étrange
idée lui traversa l’esprit – comme il aurait aimé être assis avec Hap, Norm
Bruett et Vic Palfrey, prendre une bière avec eux, regarder Vic en train de
rouler une de ses cigarettes qui puaient la merde, leur raconter toute cette
histoire. Ils l’avaient toujours appelé Stu le muet, ce vieux Stu, prétendaient-ils,
il ne dirait même pas « merde » s’il en avait plein la gueule. Cette
fois, il leur en raconterait des choses, à leur casser les oreilles et les
pieds. Il parlerait toute la nuit, et toute la journée suivante. Les yeux
fermés, il chercha la main de Fran, sentant que les larmes n’allaient pas
tarder à couler.
– Nous avons d’autres
malades à voir, dit George en se levant, mais nous te tiendrons au courant, Fran.
Dès que nous saurons quelque chose, nous te préviendrons.
– Quand est-ce que je vais
pouvoir l’allaiter ? Si… s’il ne… ?
– Dans une semaine, répondit
Dan.
– C’est bien long !
– Ce sera long pour nous
tous, vous savez. Nous avons soixante et une femmes enceintes dans la Zone. Neuf
ont conçu avant la super-grippe. Le temps va leur paraître vraiment très long. Stu,
j’ai été très heureux de faire votre connaissance.
Dan tendit la main, Stu la serra.
Le médecin sortit rapidement, pressé de retourner à ses autres malades.
George serra lui aussi la main de
Stu.
– Mon vieux, je veux te voir
demain après-midi au plus tard, d’accord ? Dis simplement à Laurie à quelle
heure tu veux venir.
– Pour quoi faire ?
– Ta jambe, répondit George.
Elle te fait mal, non ?
– Pas trop.
– Stu ? Qu’est-ce qu’il
y a avec ta jambe ? demanda Frannie en s’asseyant sur son lit.
– Fracture mal réduite, efforts
excessifs, répondit George à la place de Stu. Plutôt vilain tout ça. Mais on
pourra réparer les dégâts.
– Mais…, commença Stu.
– Il n’y a pas de mais !
Montre-moi ça, Stuart !
La ride volontaire creusait à
nouveau le front de Frannie.
– Plus tard.
– Tu t’arranges avec Laurie,
d’accord ? dit George en se levant.
– Tu peux compter sur lui, répondit
Frannie.
– Bon. Si la patronne le dit…
– Je suis vraiment bien
content de te revoir, ajouta George.
Mille questions semblaient se
bousculer sur ses lèvres. Mais il secoua la tête et s’en alla, refermant
soigneusement la porte derrière lui.
– Montre-moi comment tu marches.
La ride volontaire était toujours
là.
– Écoute, Frannie…
– Allez ! Montre-moi
comment tu marches !
Il s’exécuta, un peu comme un
marin qui cherche son équilibre sur un bateau en perdition. Lorsqu’il se
retourna vers elle, elle pleurait.
– Oh, Frannie, je t’en prie !
Il faut bien, répondit-elle en se
cachant la figure dans les mains.
Il s’assit à côté d’elle, écarta
ses mains.
– Non, non, ce n’est pas la
peine de pleurer.
Elle le regarda dans les yeux, les
joues ruisselantes de larmes.
– Tellement de gens sont
morts… Harold, Nick, Susan… et Larry ? Et Glen ?
Et Ralph ?
– Je ne sais pas.
– Et qu’est-ce que Lucy va
dire ? Elle sera ici dans une heure. Elle vient tous les jours. Elle est enceinte
de quatre mois. Quand elle va te demander…
– Ils sont morts là-bas, dit
Stu comme s’il se parlait à lui-même. C’est ce que je crois. Ce que je crois, au
fond de mon cœur.
– Ne le dis pas comme ça. Pas
quand Lucy va venir. Tu vas lui faire trop de mal.
– Je crois qu’ils étaient
offerts en sacrifice. Dieu demande toujours un sacrifice. Ses mains sont tachées
de leur sang. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Je ne suis pas un homme très
intelligent. Peut-être sommes-nous les responsables. Tout ce que je sais, c’est
que la bombe a explosé là-bas et pas ici, que nous sommes en sécurité pour
quelque temps. Pour un petit bout de temps.
– Est-ce que Flagg a disparu ?
Vraiment disparu ?
– Je ne sais pas. Je pense
que oui… mais il faudra rester vigilants. Plus tard, quelqu’un devra trouver l’endroit
où ils fabriquaient ces microbes et ces virus pour le recouvrir de sable et de
sel, et pour prier sur ce lieu. Prier pour nous tous.
Beaucoup plus
tard dans la soirée, un peu avant minuit, Stu poussa dans le couloir silencieux
de l’hôpital le fauteuil roulant dans lequel elle s’était installée. Laurie Constable
les accompagnait et Fran s’était assurée que Stu avait bien pris son
rendez-vous.
– C’est plutôt toi qui
devrais être dans ce fauteuil roulant, Stu, dit Laurie.
– Pour le moment, je n’en ai
pas du tout envie.
Ils arrivèrent devant une grande
baie vitrée qui donnait sur une pièce peinte en bleu et rose. Un mobile pendait
au plafond. Un seul berceau était occupé, juste devant.
Stu regardait derrière la vitre, fasciné.
GOLDSMITH-REDMAN, PETER disait la
carte du petit berceau. GARÇON.
2 980
GRAMMES. M. FRANCES GOLDSMITH, CH. 209 P. JESS RIDER (D.)
Peter pleurait.
La figure toute rouge, il serrait
ses petits poings. Il avait une étonnante houppe de cheveux très noirs et ses
yeux bleus semblaient regarder Stu comme si le bébé l’accusait d’être l’auteur
de toute cette misère.
Son front était creusé d’une
profonde ride verticale… une ride qui disait : « Je veux. »
Frannie pleurait.
– Frannie, qu’est-ce qui ne
va pas ?
– Tous ces berceaux vides, dit-elle
entre deux sanglots. C’est ça qui ne va pas. Il est tout seul dans cette pièce.
Pas étonnant s’il pleure, Stu, il est tout seul. Tous ces berceaux vides, mon
Dieu…
– Il ne sera pas seul bien
longtemps, répondit Stu en la prenant par les épaules. Et j’ai l’impression qu’il
va très bien s’en tirer. Tu ne crois pas, Laurie ?
Mais Laurie les avait laissés
seuls devant la pouponnière.
Avec une grimace de douleur, Stu
s’agenouilla à côté de Frannie et l’enlaça maladroitement. Émerveillés tous les
deux, ils regardaient Peter comme si l’enfant était le premier jamais engendré
sur terre. Un peu plus tard, Peter s’endormit, ses petites mains serrées sur sa
poitrine. Ils continuèrent pourtant à le regarder… étonnés qu’il fût là.